Claudy Siar, le présentateur de la célèbre émission musicale de Radio France Internationale (RFI) a grandi à Vigneux – Sur – Seine, dans la banlieue sud de Paris. Lorsque fin 1983, il monte sur les planches dans une adaptation de Carmen La Matador, un des opéras comiques les plus joués au monde, on ne pouvait pas imaginer que ce jeune africain d’origine guadeloupéenne deviendrait un jour une voix, la voix la plus écoutée sur les ondes de RFI en Afrique.
C’est donc après le théâtre qu’il tente l’aventure radiophonique. De fil en aiguille, il se fait une place dans le monde des médias afro-caribéens de la Diaspora black parisienne. De TF1 à RFI en passant par Canal Plus Horizons, France 3 et bien d’autres, Claudy Siar montre qu’il est la voix dont les musiques d Afrique et des Caraïbes avaient besoin pour être portées. Ce que les responsables de RFI ont très vite compris. Après le décès de Gilles Obringer, animateur de l’émission ‘’Canal Tropical’’, Claudy SIAR est sollicité pour lui succéder. Le 13 mars 1995, il prend les commandes de ‘’Canal Tropical’’. L’émission devient un peu plus tard ‘’Couleurs Tropicales’’.
Le 13 Mars 2015 prochain, cela fera donc 20 ans jour pour jour qu’il anime l’un des programmes musicaux de radio les plus suivis en Afrique. En attendant la célébration des deux décennies de ‘’Couleurs Tropicales’’, Top Visages a rencontré Claudy Siar, ce personnage atypique, très solitaire contrairement à ce que son apparence nous laisse croire.
• Comment un jeune guadeloupéen de la banlieue parisienne se retrouve aujourd’hui aux commandes d’une émission sur une radio comme RFI ?
- C’est quelque chose d’assez simple. Mon rêve était d’être en prise directe avec mon continent dans mon métier d’homme de média, puisque je faisais de la télévision sur France 3. Je voulais vraiment parler à l’Afrique, contrairement à d’autres de mes amis. Au départ, je suis allé frapper à la porte d’Africa N°1. Malheureusement, les choses n’ont pas pu se faire. Et, 15 jours après, RFI me fait appel pour remplacer Gilles Obringer qui venait de décéder. Et le 13 Mars 1995 je commence Canal Tropical sur RFI qui deviendra plus tard Couleurs Tropicales.
• Parle-moi de ce que tu appelles la Génération Consciente.
- L’idée de La Génération consciente, c’est d’être une génération consciente du monde dans lequel on vit, consciente de l’histoire qui est la nôtre; consciente de ce que doit être ce monde, de ce que doit être l’égalité réelle. Et pas une égalité feinte. L’égalité, quelle que soit la couleur de la peau, quelle que soit la religion des gens, elle doit être une obligation pour tous dans ce monde. Encore une fois, ce n’est pas un parti politique, c’est un état d’esprit. Et celle et ceux qui s’inscrivent dans cette idée peuvent changer leur monde. Ils peuvent appartenir à des mouvements, à des partis politiques de droite ou de gauche, mais pas d’extrême droite. Être conscient de ce que l’égalité est la première des choses de ce monde.
• Tu fais une émission de variété musicale, et tu te lances dans des débats militants. Ça ne fait pas un peu fourre-tout ?
- Non. Parce que si j’avais fait une émission appelée Génération Consciente et uniquement militante, les gens auraient, à un moment donné, ostracisé le programme en disant que je suis un extrémiste. Si l’émission était une émission sur le Zouk uniquement, je n’aurais pas pu faire ça, parce que dans cette musique les gens ne chantent que «Chérie-Dou». Mais lorsque je suis en présence d’artistes qui parlent de la réalité du continent, des difficultés de la vie des gens au village et tout, c’est ça pour moi la Génération Consciente. Donc je le mets en valeur, peut-être plus que d’autres qui ne s’attarderaient pas sur les textes.
• Exemple ?
- Lorsque Tiken Jah Fakoly en exil au Mali chante des choses, il est dans une réalité de ce qu’est à la fois le continent et son pays natal, la Côte d’Ivoire. Lorsque Serge Kassy, aujourd’hui en exil en France, traduit aussi une certaine réalité, je diffuse ces deux artistes. Parce qu’ils portent en eux une part de réalité. C’est vrai que lorsque je diffuse Tiken, les gens d’en face me disent pourquoi. Et quand je passe Serge Kassy, l’autre camp pense que je prends position. Il n’y a pas de souci, je ne le fais pas pour jouer sur les deux tableaux, mais parce que ce qu’ils disent représente une réalité. Lorsque Petit Dénis chante l’insécurité, l’histoire fait rigoler, mais c’est une réalité qui me permet à moi de parler d’insécurité, des difficultés que rencontrent les gens dans les cours communes. Moi, je mets ça en valeur. D’autres se contenteraient juste d’envoyer la chanson. C’est ça la Génération Consciente.
• Alors toi qui as parcouru des salons feutrés en Afrique, que dis-tu à ces leaders africains à propos de la Génération Consciente ?
- Ça me fait vraiment plaisir que tu me poses cette question. Parce que certains pensent que je suis l’ami des Présidents en Afrique. Ce qui est faux ! J’ai, par ma notoriété, eu la possibilité de rencontrer des Chef d’États à qui j’ai parlé à cœur ouvert, sans complexe comme je te parle en ce moment. C’est hallucinant d’entendre des Présidents me dire que j’ai raison. Certains me tutoyaient. Mais encore une fois, je leur disais : regardez ce que souhaite le peuple, regardez la situation de l’Afrique comparée à d’autres continents. Regardez, nous sommes en bas des classements des pays les plus industrialisés, nous sommes en bas des classements des pays pauvres par rapport au niveau de vie des populations. Ce n’est pas normal.
• Tu leur donnes parfois des pistes ?
- Je prends souvent l’exemple de Vladimir Poutine qui, pour moi, est un tueur au regard de ce qu’il a fait en Tchétchénie, en Géorgie. Ce sont des crimes contre l’humanité. Mais Poutine n’a qu’une chose en tête : la grandeur de la Russie. Cite-moi un Chef d’Etat en Afrique qui a la vision de la grandeur de l’Afrique. Moi, je n’en connais pas.
• Revenons à la radio. T’arrivait-il d’écouter ‘’Canal Tropical’’ de Gilles Obringer ?
- Non ! On n’a commencé à écouter RFI en France qu’en 1994. Mais je connaissais Gilles depuis 1982. Il animait sur RFO Guyane. Je l’ai retrouvé des années plus tard à Paris et il m’a invité à assister à une de ses émissions. Et on se revoyait de temps en temps. Mais on n’écoutait pas tous les soirs Gilles. Et lorsqu’il est décédé, ça nous a fait à tous beaucoup de peine. Mais je ne m’attendais pas à être appelé pour lui succéder.
• Lorsque tu as été sollicité pour Canal Tropical, quel est le sentiment qui t’a animé ? Celui de la réalisation d’un rêve ou la crainte de ne pas pouvoir être à la hauteur ?
- Je vais avouer à tous les lecteurs une chose que je n’ai jamais dite : moi, je ne connaissais pas la notoriété de Gilles en Afrique. Je l’ai compris lorsque j’arrive à RFI en regardant tous les courriers. Et lorsque je suis allée en Afrique, les gens me disaient : mais où est Gilles Obringer… Qu’est-ce que tu fais là, toi ? Ça a duré quelques mois. Et les gens ont fini par comprendre qui j’étais.
• Le fait de ne pas connaître cette notoriété t’a servi pour t’imposer avec ce programme ?
- Non, je l’aurais fait quand même. J’étais quelqu’un qui, dans la communauté afro, était très connu à cette période. J’étais sur France 3 tous les dimanches matin, à TF1 en 93 et sur M6 de 96 à 97.
Donc j’avais déjà ma vie médiatique. J’étais jeune, fougueux ; donc c’était pas ça le problème.
• Raconte-moi ta toute première émission sur RFI ?
- Ma première émission, c’était le 13 Mars 1995… (il cherche) La première chanson que je diffuse, c’est ‘’Missouwa’’ de Monique Séka. J’oublie les autres, mais il devait y avoir dans la programmation Ralph Thamar, Koffi Olomidé. J’avais essayé de faire quelque chose qui rassemblait les artistes en vogue du moment. En plus, je ne mettais que des stars dans mes premières programmations. Mais je naviguais àvu, car je ne savais pas aussi si ma programmation était la bonne ? Il n’y avait pas le web à cette époque, nous étions obligés d’attendre le retour du courrier des auditeurs qui mettait une semaine à 10 jours selon les pays (Il sourit). C’était des moments assez épiques. Mais je garde un excellent souvenir de cette période.
• En jetant un coup d’œil en arrière, quel bilan fais-tu de ces 20 années à ‘’Couleur Tropicales’’ ?
- Honnêtement, je n’ai pas vu passer les 20 ans. Ces deux décennies au service de la musique afro et de la conscientisation... (Il réfléchit). On pourrait faire un bilan parce que… (Silence) Tu es le premier à qui je le dis : Je ne suis pas certain de fêter les 25 ans de ‘’Couleur Tropicales’’ (Le ton très calme et un peu triste) Je pense que je m’arrêterai avant. Tu vois, lorsque j’ai commencé cette émission, j’avais évidemment moins de 30 ans. J’étais jeune et fougueux, j’étais dans ma génération. Je diffusais des artistes de mon époque, je dansais comme eux. Le public aussi était dans le même tempo. Et puis, il y a un moment, lorsqu’on est à deux décennies, on peut apprécier des musiques, on peut être très professionnel pour savoir si tel ou tel chanson peut décoller ou pas. Mais dans la réalité, ce n’est plus notre génération. A un moment donné, sur une émission comme ça, il faut que ce soit un animateur qui soit dans sa génération (Silence). Et moi, je sens qu’avec le temps, je suis de moins en moins dans cette génération. Je suis dans une période où je suis en train de chercher, de regarder qui je pourrais proposer à la direction de RFI pour me remplacer.
• Nous avons commencé cet entretien avec beaucoup de punch et de gaîté. Mais là, je te trouve soudainement triste ?
- Tu as raison. Lorsque tu le dis, il y a une émotion qui monte en moi. Arrêter ‘’Couleurs Tropicales’’, c’est un changement de vie, un changement pour beaucoup de gens qui m’ont apprécié depuis tant d’années ; et ceux qui m’ont découvert au fil du temps, qui on été des auditeurs fidèles et qui s’expriment toujours et même ceux qui nous m’ont critiqué. Oui, ce sera une émotion terrible le jour où je dirai : «c’est ma dernière émission».
• Comment se prépare une émission de ‘’Couleurs Tropicales’’. Même si c’est un secret, peux-tu nous dévoiler ta cuisine interne?
- Ce n’est pas un secret. Je crois qu’on a constitué, je le dirai avec un peu de prétention, des équipes dont les membres finalement forment une famille. Aujourd’hui, C’est Benjamin Sarralié le réalisateur et Anabelle JOGAMA-ANDY mon assistante. Avec tous les chroniqueurs Michael, Juliette, Laura, Face Maker, Christ P, Karwin, Maïzo sans oublier les correspondants. Parfois, on n’est pas bien, les uns soutiennent les autres.
Il n’y a pas une semaine sans que le personnel de RFI nous disent que nous avons une formidable équipe vraiment à part. Parce qu’on se connaît très bien, parce qu’on est heureux de faire les choses ensemble. On est devenu très proche en dehors de la radio.
• Dieu seul sait combien d’artistes tu as rencontrés pendant ces 20 années. Quel type de rapports aviez-vous ?
- Moi, j’ai toujours eu des rapports courtois avec les gens. Je crois qu’en deux décennies, j’ai dû me fâcher, et encore ce n’est même pas de la colère, mais un malentendu, et avec un seul artiste...
• Solitaire, toi ? Non, j’ai du mal a te croire.
- Pourtant, c’est la réalité. Ça étonne parce que c’est la première fois que j’en parle. Je suis quelqu’un de très solitaire quand bien même je peux être très entouré en privé et dans mon métier. Je ne sors pas beaucoup, je ne suis pas un mondain, le téléphone m’énerve. Je travaille énormément et il faut que je me repose. Plus le temps passe, plus j’aspire à exprimer ma vraie nature.
• Ta vraie nature d’introverti ?
- Je ne sais pas si je le suis encore. Je l’étais à une époque lorsque j’étais une peu plus jeune. Mais j’ai appris à gérer ça. Je suis quelqu’un qui a besoin de calme, qui a besoin parfois de ne rien faire, d’être seul, de marcher dans la rue, dans la forêt, sur une plage. J’ai besoin d’êtres seul en regardant la télévision. J’écris beaucoup sur ma vie et celle de mes contemporains, la vie des gens que j’ai rencontrés. Donc j’ai besoin de temps et de sérénité pour le faire. Dans 3 ou 4 ans, je publierai un ouvrage qui racontera beaucoup de choses que je ne peux pas dire aujourd’hui.
• Pendant 20 ans, tu as eu le temps d’observer la musique afro caribéenne. Quel est ton regard sur ces musiques ?
- Le programme de ‘’Couleurs Tropicales’’, c’est d’abord la musique africaine, la Diaspora, les Caraïbes, mais aussi l’Amérique du Nord et du Sud et l’Océan indien. Mon regard sur ces musiques ? (Il réfléchit) Le problème, c’est qu’on est en train de tomber dans tout ce que je redoutais. C’est à dire, l’argent à tout prix. Alors, certains me diront : mais Claudy, c’est l’argent qui mène le monde. Sauf que nous montrons aujourd’hui des femmes à moitié dénudées dans les clips, ou nous avons des chansons qui sont parfois vide de sens, rien de glorieux. Au nom de l’argent, on est en train de perdre notre âme.
• Prenons le cas particulier de la musique ivoirienne. Quel est ton regard sur cette musique après 20 ans ?
- La Côte d’Ivoire est un pays à part, parce que malgré les crises, malgré les difficultés, et au pire de son histoire, elle a inventé des musiques. Le Zouglou, par exemple, qui fait la fierté de ce pays est née au moment où la Côte d’Ivoire traversait une crise économique sans précédent. Les jeunes ont commencé à dénoncer leur condition de vie au sein du Campus ; et après, ils parlent de leur condition au sein de la nation. Le couper-décaler naît au moment où la Côte d’Ivoire vit une crise très forte et où le pays est coupé en deux. Les gens sous les couvre-feu avaient besoin de retrouver une peu de joie de vivre. Lorsqu’on écoute Don Mike avec la ‘’Prudencia’’, c’est une métaphore. Fabeti et le Collectif 1+1 arrivent à dénoncer les travers de leur quotidien, les réalités de leur pays. D’autres ont chanté ‘’Assaillants’’. C’est une musique sur laquelle on va danser en discothèque, mais on réfléchit aussi parce que les messages sont forts. Alpha Blondy avec ‘’Brigadier Sabari’’, c’est tout de même son histoire à lui. C’est pour ça que je dis que la Côte d’Ivoire est un pays à part. Le pays est capable de donner naissance à une musique en fonction de ce qui se passe. La Côte d’Ivoire a eu, à une époque, une industrie musicale fleurissante. Je regrette la grande époque des Jat Music et Showbiz. Ils achetaient des licences des grands artistes pour les ramener en Côte d’ivoire et les revendre aussi dans la sous-région. Et ce sont toutes ces crises politiques et économiques qui ont entraîné cette situation. Il ne faut pas perdre de vue aussi le changement du mode de consommation de la musique.
• Qu’est-ce qui est prévu pour la célébration des 20 ans de Couleurs Tropicales ?
On ira en tournée. On va faire plusieurs pays d’Afrique. On commencera par Brazzaville. Ensuite, Dakar, Abidjan (Avril), Cotonou, Douala et bien d’autres villes. On fera un pays de la Caraïbe, on sera en Haïti (Port-au-Prince). L’idée pour nous, c’est de dire merci au public qui nous a soutenu, les anciens comme les plus jeunes.
• Avant de terminer, donne-moi 5 noms d’artistes qui t’ont marqué pendant ces 20 années ?
Magic System, c’est clair. (Il réfléchit) C’est pas simple. J’allais dire Kassav’, c’est presque trop facile, parce que, il y a des générations avant et pourtant il faut le dire, au vu de leur longévité. Ils drainent plusieurs générations de mélomanes. Même si c’est P-Square qui profite de l’aboutissement de son travail, il reste le précurseur de la pop Nigériane, il s’agit de 2 Face Idibia. C’est le boss au Nigérian…
•… ?
- Cette question n’est vraiment pas facile. Bon sur le Sénégal c’est Didier Awadi même si en parlant du Sénégal, on penserait à Yousou N’dour. Il y a Pascal Lokua qui pour moi est un des plus grands mélodistes au monde toute musique confondue. Et puis, dans l’histoire de ‘’Couleurs Tropicales’’, il y a Tiken Jah dans son ascension en tant qu’artiste. Sa carrière a commencée avec la naissance de l’émission. Là, il aurait fallu qu’on aille au moins a 10 artistes, mais ça ne suffirait toujours pas.
Par Carino DE DIMI à Paris